jeudi, août 10, 2006

Les Breastfeeders - Entrevue















Faire du rock-and-roll aux tendances sixties, en français et au Québec, c'est déjà une sacrée prise de position. Mine de rien, Les Breastfeeders le font sans concession depuis déjà sept ans. Quelques jours avant la sortie de leur second opus, Les Matins de grands soirs, Le Devoir a discuté musique avec le chanteur et le bassiste du groupe. Rencontre entre une bible musicale, un «trippeux» de son et un scribouillard jamais trop curieux.

Philippe Papineau

Les Breastfeeders ? Vous ne les avez peut-être jamais entendus, mais leur nom vous titille probablement l'oreille, ne serait-ce que par sa connotation, disons, alimentaire. Cela est fort possible, puisqu'en sept ans d'existence les six membres des «mamelles nourricières» ont pas mal roulé leur bosse et multiplié les projets parallèles et les collaborations. Par exemple, ils ont inscrit au début de l'année leur nom sur l'album Salut Joe !, un hommage à Joe Dassin, et leur guitariste Sunny Duval revient à peine d'une tournée européenne avec les Cowboys Fringants. Et comme s'il n'y avait pas assez de talent dans le groupe, c'est Fred Fortin, pionnier de la scène locale, qui officie aux tambours sur leur deuxième et plus récent opus, Les Matins de grands soirs. Croyez moi, ça fait mal.

Il avait fallu près de trois ans aux six membres des Breastfeeders pour accoucher de leur premier disque, Déjeuner sur l'herbe, un des meilleurs albums parus en 2004, si on se fie aux palmarès des médias alternatifs. Leur deuxième album ne leur a demandé que trois mois. Et avant même son lancement le 15 août, son premier extrait Tout va pour le mieux dans le pire des mondes se hisse déjà dans plusieurs des top 10 des CIBL, CISM et CHYZ du Québec. «Le prochain, on va essayer de le faire en trois semaines», rigole Joe, le bassiste peu loquace mais visiblement passionné par son métier.

À ses côtés, un clope à la main, le chanteur et coparolier du groupe Luc Brien se fait plus bavard. Mèche de cheveux noirs dans le visage, bottillons de cuir aux pieds, chemise et pantalon soignés, Brien transpire les années 60, une époque qui le fascine. D'où cet esprit un brin rétro qui se dégage du rock-and-roll des Breastfeeders. Mais il est prudent avec l'étiquette sixties. «C'est pas de la nostalgie, surtout pas, avertit d'entrée de jeu le chanteur. On ne peut pas s'ennuyer de quelque chose qu'on n'a pas connu.»


Non, cette décennie, il ne l'a pas connue, mais c'est tout comme. Grand collectionneur de vinyles de cette époque, Brien énumère les noms de groupes, les titres d'albums, les années de sortie comme d'autres récitent leur numéro d'assurance sociale. Difficile, donc, lorsqu'est venu le temps de composer, de se défaire de tous ces rythmes. «C'était une époque où les gens prenaient des risques. Même les commerçants, même la business prenait des risques. C'est pour ça qu'il y a eu des groupes garage, sans argent, sans rien, qui ont fait des hits planétaires. Y'a qu'à penser aux Kingsmen, qui ont repris Louie Louie. Personne n'a eu peur quand les Beatles, une machine incroyable qui générait des milliards de dollars, ont commencé à expérimenter. Aujourd'hui, j'ai l'impression que quelqu'un qui tenterait ça se ferait taper sur les doigts.»

Le chanteur en rajoute. «Quand le rock arrive dans les années 60, il y a beaucoup de pathos qui embarque, le poing serré, le petit côté prétentieux. Moi je préfère écouter Les Lutins ou Les Sultans que Led Zeppelin.» Et les Breastfeeders dans tout ça ? «On fait quelque chose de ludique, et puis si c'est intelligent en plus, c'est tant mieux, mais c'est pas si important que ça !»
Ludique, Les Matins de grands soirs ? Si, mais leur propos est «pas mal moins juvénile, moins "garçon-fille", plus mature» que sur Déjeuner sur l'herbe. Comprenons que Luc, Joe, Sunny, Suzie McLelove et Johnny Maldoror ont tous bien changé depuis les premiers textes, qui datent pour certains de plus de six ans. Des textes aux airs toujours naïfs, mais aux images fortes. Des mots, comme «transistor» et «dancing», qui semblent tirées d'une autre époque, d'un autre continent, plaisent bien au parolier. «L'image est beaucoup plus évocatrice qu'une affirmation. La personne qui entend une image va elle-même lui donner un sens, une charge émotive. Tandis que l'affirmation c'est le contraire. T'es pogné avec ça.»

La batterie de Fred, le micro d'Elvis
Un nouveau venu était présent lors de l'enregistrement des Matins de grands soirs : le multi-instrumentiste Fred Fortin, qui compte déjà trois albums à son palmarès personnel, en plus d'avoir sévi avec Gros Méné et Galaxie 500, pour ne mentionner que ceux-là. Depuis bientôt un an, il comble à pied levé le poste de batteur, laissé vacant par le départ de William, alias Kiki. «Les gens reconnaissent plus son style que celui de Kiki, car Fortin est plus connu. Mais William était tout un batteur, et à la sortie de notre premier album, plusieurs musiciens impressionnés sont venus nous demander d'où il venait !», assure Joe. Reste que Fred Fortin est plutôt habitué d'évoluer dans un climat créatif. Un exemple : «Au moment d'enregistrer Tout va pour le mieux dans le pire des mondes, le gars qui enregistrait nous a dit ça lui faisait trop penser a une toune qui existait déjà, raconte Luc. Fred s'est retiré quelques instants et est revenu avec cette rythmique-là -- qui est assez Fortin comme buzz --, mais qui changeait la pièce». Faut bien qu'un membre du genre serve un peu !

Qui sait, peut-être fouettés par la présence d'un nouveau membre en studio, Les Breastfeeders, ont poussé l'énergie et l'audace un peu plus loin que sur Déjeuner sur l'herbe, à tel point qu'on retrouve même une ligne de cornemuse qui s'accorde parfaitement avec la guitare électrique de Septembre sous la pluie. Quant on vous parlait de l'audace des années 60... Pour ce qui est de la fougue, Joe et Luc l'expliquent essentiellement par la manière dont ils ont enregistré les voix en studio. «Je me suis plus laissé allé, car je n'enregistrais pas en même temps que le band, contrairement au premier album. J'avais rien à perdre, si je faussais on avait pas à tout reprendre». Plus Luc parle de studio, de voix et de son, plus Joe s'anime sur sa chaise. Enfin, celui qui s'est en grande partie occupé de la sonorisation des spectacles des Dales Hawerchuck cette année s'emporte : «Il s'est même acheté un micro juste pour ça ! Un micro d'Elvis, un RCA 44, un micro à ruban qui capte des deux côtés. Il l'avait déjà essayé durant notre première session au studio Victor et le grain de sa voix ressortait vraiment bien.» Le micro des grandes occasions, quoi.

Le scribouillard jamais trop curieux avait une dernière question avant de mettre fin à l'entretien. D'où vient Les Matins de grands soirs, qui n'est pas le titre d'un morceau ? Luc Brien, tout en restant évasif sur sa signification, en est particulièrement fier. «Ça fait héraldique un peu comme titre. La journaliste du Nightlife croyait que ça signifiait un lendemain de brosse. Ça pourrait aussi être le matin où tu lances un album. Ou alors quelqu'un prépare une bombe parce que le soir il se fait péter avec pour faire la révolution. Mais au fond, les matins, on connaît pas trop ça ! On les aime vers midi, une heure, alors...»

Publié dans Le Devoir du 10 août 2006, page A1.