Je me permets aujourd'hui une entrave au principe même de ce blogue. C'est marqué juste en haut: "Un coin de web pour les amateurs de musique francophone." Et bien, traversons ensemble la frontière de la langue: voici une longue critique du dernier album de Johnny Cash, A Hundred Highways, paru trois ans après sa mort. Vous me le pardonnerez, j'en suis certain.
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Avant toute chose, la petite histoire. En novembre 2002, Johnny Cash, 71 ans, lançait The Man Comes Around, la quatrième étape de son parcours sous l'étiquette American Recordings. Déjà très affaibli par une pneumonie persistante et par la maladie de Parkinson, la légende de la musique américaine livrait un album noir, où la mort guettait à chaque tournant. Il sentait la grande Faucheuse venir le chercher, mais c'est plutôt sa femme, June Carter, celle pour qui il éprouvait un amour immense, qui partit la première.
On aurait pu le croire abattu par le chagrin, l'imaginer se cloîtrer dans une pièce sombre pour attendre son tour. Il a plutôt appelé son ami Rick Rubin, le génial réalisateur derrière l'étiquette American Recordings -- qui, soit dit en passant, a fait ses preuves pendant plusieurs années dans le monde du rap. Malgré la peine, Johnny Cash voulait retourner en studio, enregistrer de nouvelles pièces. Le studio, voilà bien la seule pièce sombre qu'il tolérerait. Pendant près de quatre mois, en fauteuil roulant devant son micro, Cash, défiguré par la maladie, enregistra avec Rubin ses toutes dernières chansons. Seule sa mort, le 12 septembre de l'an 2003, aura pu arrêter l'homme en noir. De la cinquantaine de titres mis en boîte, douze se retrouvent sur A Hundred Highways, en quelque sorte son testament musical. Et quel testament! Ce cinquième tome restera peut-être comme la dernière et la plus belle pierre de sa monumentale carrière. On dit «peut-être» car un sixième chapitre contenant d'autres morceaux de ces ultimes séances d'enregistrement pourrait s'ajouter dans les mois qui viennent.
Même usée, surtout usée, la voix de Cash hypnotise, rassure, et sait raconter comme aucune autre. Sur cet ultime opus, elle est inégale, tout comme son état de santé l'était. Sur God's Gonna Cut You Down, qui a les allures de Hoist That Rag, de Tom Waits, la voix est solide, assurée. Deux titres plus tard, sur lf You Could Read My Mind, une surprenante reprise de Gordon Lightfoot, elle s'effrite, s'étouffe, sanglote. Et nous, ému, d'en verser une petite, seul dans notre sombre chambre.
Mais corrigeons tout de suite: ce dernier jalon n'en est pas un saturé de mélancolie ou de tristesse. Oui, Cash parle de la mort (qu'il appelle poliment Doctor Death), mais de façon sereine. Il parle évidemment de Dieu, lui qui était très croyant, mais aussi d'amour et... de trains ! Il les chantait dans les années 50 sur Folsom Prison Blues («I hear the train a commin', it's rollin' 'round the bend»), et il les chante toujours en 2006 sur la magnifique Like The 309, apparemment le dernier texte qu'il aurait écrit.
Comme sur son précédent album, Johnny Cash remanie à la sauce folk plusieurs titres empruntés à gauche et à droite. Le choix est moins audacieux que les Hurt et les Personnal Jesus du quatrième opus, se rapprochant davantage du répertoire traditionnel du chanteur. Mentionnons tout de même le morceau d'Hank Williams On The Evening Train (tiens, tiens) et Further On Up The Road, de Bruce Springsteen.
Pour accompagner la voix ténébreuse du géant Cash, Rick Rubin a opté encore une fois pour des arrangements simples mais efficaces et des instruments acoustiques. Beaucoup de guitare (dont celle du Heartbreakers Mike Campbell), un peu d'orgue, juste assez de violoncelle. Vraiment, on ne peut pas rester indifférent devant A Hundred Highways, où chaque chose est à sa place, et en bonne quantité. Johnny Cash aura été impérial jusqu'à son dernier souffle.
Publié dans Le Devoir du 14 juillet 2006