mardi, juillet 24, 2007

Pourquoi Le Devoir n'ira pas voir The Police

Voici chers lecteurs un texte qui a été publié à la Une du Devoir de ce matin. Écrit par Jean-François Nadeau, directeur des pages culturelles du Devoir, le texte raconte les récents démêlés que mon journal a eu avec le Groupe Spectacles Gillett. Je suis convaincu que ça vous intéressera, d'accord ou non avec son auteur.

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Pourquoi Le Devoir n'ira pas voir The Police
Jean-François Nadeau, directeur des pages culturelles

«You don't have to put on the red light / Those days are over», chantait Sting dans Roxanne. C'était il y a plus de 20 ans. Mais pour être désormais bien en phase avec l'univers des marchands de produits qui contrôlent de plus en plus le monde de la musique, il faudrait semble-t-il que les médias acceptent eux-mêmes de se transformer en maisons de passes, d'allumer la lumière rouge et de signifier ainsi, comme dans les bordels de jadis, que tout est à prendre, puisque tout est forcément à vendre.

Le Devoir n'assistera pas ce soir au spectacle que donne à Montréal la formation The Police. On nous en a tout simplement refusé l'accès. Motif? «Il n'y a pas assez de billets pour tous les médias», nous a affirmé Groupe Spectacles Gillett vendredi dernier. Précision importante à noter au passage: il y a eu des billets pour tous les quotidiens de Montréal, sauf pour le seul qui soit indépendant...

Imaginez: il n'y avait tellement pas de billets que même le photographe du Devoir, qui n'en a pourtant pas besoin pour faire son travail debout l'espace de trois chansons, s'est vu refuser l'accès au spectacle... Bien sûr, qu'il soit un des photographes de presse les plus applaudis au Canada n'y change rien: c'est Le Devoir lui-même qui est en cause dans cette affaire. Et pourquoi donc?

«Le tirage du Devoir n'est pas assez élevé», nous a-t-on d'abord dit! Ah oui? La bonne vieille blague, tant de fois répétée! Quelqu'un va-t-il finir par remarquer pour de bon que le tirage du quotidien fondé en 1910 par Henri Bourassa n'a jamais été aussi élevé depuis des décennies?

Oui, les lecteurs du Devoir n'ont jamais été aussi nombreux! Faut-il le crier partout? Entre 293 000 et 353 000 lecteurs, selon les périodes, un lectorat d'ailleurs largement plus intéressé à l'univers de la culture que la moyenne de la population, comme le montrent sans cesse divers sondages.

Le motif de ce refus au Devoir est en vérité plus profond. Et, de fait, bien plus grave. Au téléphone, la directrice des «relations avec les médias» du Groupe Spectacles Gillett sort facilement le chat du sac. Elle ne se contente pas de s'en tenir à l'explication laconique qui veut que, «à cause du nombre très limité de billets, Le Devoir ne pourra couvrir l'événement». Elle révèle en plus, et sans gêne aucune, la vraie nature du rapport que l'on souhaite désormais établir avec les médias ou, pour dire plus juste, avec Le Devoir. Quel est-il?

On signale en un mot au Devoir que plusieurs médias annoncent volontiers la mise en vente des spectacles du groupe mais que notre journal, lui, s'entête depuis trop longtemps à ne pas vouloir confondre publicité et information. «Il est plus facile de faire des affaires avec d'autres journaux. Pourquoi est-ce que vous, vous n'annoncez pas la mise en vente des billets de nos différents spectacles?» On nous demande au passage d'expliquer comment il se fait qu'on tient à couvrir un spectacle de Barbra Streisand, par exemple, mais qu'on ne fait rien lorsqu'il s'agit de Disney on Ice, comme si le lien de l'un à l'autre allait de soi!

«Quand c'est possible, on vous accommode. Mais là, ce ne sera pas possible.» Point final. Le message est clair: cela s'appelle du chantage.

Ce refus d'accès est d'abord et avant tout un signe des temps, de notre temps: l'univers du spectacle change au point où on finit par y confondre de plus en plus l'«industrie» avec la musique elle-même ou, si l'on préfère, l'argent avec le droit à une véritable information culturelle.

Les rockeurs ont modelé l'histoire contemporaine à partir des années 1960 en nous suggérant un nouveau regard sur le monde. Ils ont créé de nouveaux modes d'expression qui nous ont permis d'envisager notre réalité autrement. Tout porte à croire que, le temps passant, cette capacité que le monde du rock avait de mobiliser notre imaginaire en faveur de la liberté a peu à peu été rattrapée par l'énorme pouvoir du monde marchand. La musique populaire est ainsi devenue une banque à pistons où, hélas, bien de ses artisans ne se comportent plus autrement que comme les pires des banquiers assoiffés de profits.

Devant pareil spectacle parfaitement navrant, nous croyons toujours que l'indépendance éditoriale doit être défendue comme un gage de liberté plus que jamais nécessaire à une meilleure compréhension de notre époque.